• Tout est pourri

     

    Ç’avait été presque trop facile, songeait Fred en avançant dans la pénombre.

    Il n’était plus maintenant qu’à quelques mètres du magot. Quatorze lingots que Joseph et lui avaient élégamment retirés du coffre d’une belle villa des Hauts de Seine voici presque cinq ans, juste avant que les flics arrivent, et qu’il se fasse pincer.

    Joseph avait réussi à filer, emportant ce précieux fardeau.

    Depuis, bien sûr, il avait été libéré. Joseph ? Envolé. Fumier.

    Plus d’un an qu’il le pistait, jusqu’au jour où il l’avait enfin retrouvé.

    Dans quel état ! Flingué par le poison qu’il s’injectait dans les veines. Il s’apprêtait à lui mettre la main dessus, quand il s’aperçut qu’un autre gars tournait autour.

    Il fit un retrait prudent et une petite recherche : un ancien flic reconverti en enquêteur pour la compagnie d’assurances. Mieux valait faire gaffe.

    Deux jours plus tard, alors qu’il se demandait comment régler le problème, Joseph fit une surdose qui l’emmena aux urgences illico.

    De la fenêtre de l’hôtel où il se planquait, il vit l’ambulance arriver et repartir.

    Le flic n’était pas dans les parages. Il se rendit en hâte à l’hôpital et demanda à voir le gros, ou ce qu’il en restait.

    • Vous êtes de la famille ?
    • Je suis son frère.
    • Vous avez vos papiers ?

    Même ici, il y a des flics, songea-t-il amèrement. Et des caméras, vit-il du coin de l’œil. 

    • Mes papiers ! Merde, fit-il, faisant semblant d’y fouiller en vain. Madame, c’est urgent, je les ai oubliés, il faut absolument que je le voie, s’il vous plaît…

    Il lui glissa dans la main une poignée de billets. 

    • Allez-y, dit l’autre, revêche. Mais faites vite.

    Joseph était vraiment dans un sale état. Entre deux périodes de coma, livide, il s’agitait, geignait et bavait. Les infirmiers passaient dans le couloir où étaient stockés les lits de ceux qui attendaient qu’on se souvienne de leur misère. 

    • Joseph, Joseph, c’est moi, Fred ! Joseph ! 

    Il secouait la carcasse de l’ancien gros.

    • Réveille-toi deux minutes, merde. Tu vas pas crever comme ça, merde. Remue-toi, ouvre tes esgourdes. Joseph, c’est Fred !  
    • ... Red ?
    • Joseph, c’est Fred. Joseph, t’es foutu, tu vas crever. Les lingots, tu les as toujours ?
    • Red ?
    • Oui, c’est moi, c’est Fred. Dis-moi, le pognon, tu l’as encore ? Tu l’as planqué ?

    La vieille carcasse pourrie revenait à la vie, par bribes. Mot à mot, il lui arracha tout. L’hôtel, le vieil hôtel fermé, condamné, promis à la démolition. Escalier C. Grenier. Placard, près de la cheminée.

    • Merci, mon salaud. Tu peux crever, maintenant, fit-il, on se reverra en enfer !

    L’hôtel était enclos par une forte grille. A l’entrée, des panneaux interdisant l’accès au chantier. Il escalada l’obstacle et se trouva devant la porte cadenassée à fond et les fenêtres clouées de planches. Un quart d’heure plus tard, il était dans les lieux, et s’engagea dans l’escalier. Sa montre indiquait trois heures, et la Lune émergeait à peine des nuages. Une lumière sale filtrait par les fenêtres de toit. A la lumière de son portable, il distingua la forme de la cheminée et s’en approcha. Sous son pied gauche, une latte cria et son pied s’enfonça un peu. Il avança un peu plus vite.

    C’est pourri, là-dedans, songea-t-il. Comme le monde. Tout est pourri, ici-bas. Des mecs qui se goinfrent quatorze lingots dans leur petit coffre, alors que les voisins d’à côté ont même pas de quoi bouffer. Le gros qui se carapate sans plus jamais donner de ses nouvelles et tombe dans la défonce. La gonzesse à l’hosto qui se prend un pourboire, mine de rien. Pourri, pourri.

    Décidément, tout est pourri.

    Il eut un rire de joie en découvrant la cache. Le gros n’avait pas menti. Sûrement crevé à l’heure qu’il est. Merci quand même, mon salaud. A moi le flouze !

    Il lesta son petit sac à dos et sa banane des douze minces rectangles qui restaient. L’en avait croqué deux, le gros. Peut-être ce qui avait mis ce flic sur ses traces ?

    Douze jolis kilos d’or, ce n’est pas rien, quand même, sourit-il avant de faire demi-tour vers le rectangle grisâtre de la porte du grenier.

    Douze kilos d’or, ce n’est pas rien, non.

    Surtout quand on pose, dans l’obscurité, le pied droit à l’endroit exact où une gouttière déverse depuis huit mois toute la pluie du monde, depuis le dernier coup de vent qui a emporté un rang de tuiles du vieil hôtel, et que ce déluge a détrempé successivement, sur sa chute verticale, toutes les vieilles poutres de la construction. 

       


  • Commentaires

    1
    Ned
    Mercredi 4 Juin 2014 à 10:56

    Et croule ma poule ! ! ! aux oeufs d'or ...

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    2
    Mercredi 4 Juin 2014 à 20:20

    Une belle omelette en perspective !

    3
    LLéa
    Mercredi 4 Juin 2014 à 20:48

    :)

    Merci. Pardon Jade.

     

    Surtout quand on pose, dans l’obscurité, le pied droit à l’endroit exact où une gouttière déverse depuis huit mois toute la pluie du monde, depuis le dernier coup de vent qui a emporté un rang de tuiles du vieil hôtel, et que ce déluge a détrempé successivement, sur sa chute verticale, toutes les vieilles poutres de la construction.

    Quelques centimètres plus bas, la vieille échelle en bois, bien sèche, préservée par l'avancée massive du toit, et le grand chêne. Le jardinier l'ayant oubliée, trop absorbé a conter fleurette au premier jupon passant.

    De barreau en barreau, le tout est pourri, pourri, pourri, lui revint en mémoire, cognait a en faire enfler ses tempes.

    Les lingot seront convertis.

    Un pourri en moins.

    Enormes bises a toustes,

    ;) ;) 

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