Cette vieille Gaïa. Qui ne l'a pas fécondée, dans la mythologie grecque ? Vierge éternelle aux fécondes mamelles, elle a accouché d'à peu près tout ce qui compose notre paysage.
Nous sommes ses enfants, c'est évident. De vieux enfants, car nos atomes ont l'âge de l'univers. Nous sommes aussi vieux qu'Elle. Mais si Sa sagesse est réputée profonde, le nôtre est à peine éclose.
Car nous porterions une autre information. Nous serions coupés en deux. Une partie de nous ne viendrait pas d'elle, la Mère. Nous serions un pont entre elle, et un Autre. Ce pourquoi tout fait mal, tout est brûlure et arrachement, et jouissance.
En elle, tout se mêle, tout se mange. Horrible marâtre ou bonne Fée, elle fait de la manducation réciproque ou successive des espèces une sorte de noce sans fin. Le cerveau du mangé sécrète de subtiles endorphines qui font (peut-être, je ne l'ai pas encore vérifié) de sa mort une extase, un don unique et l'aboutissement de sa carrière.
Nous avons un moyen de le deviner dans l'orgasme : si notre cerveau ne libérait pas ses poisons sacrés au moment de la jouissance, cet acte serait si douloureux, insupportablement cruel, que toutes les espèces s'éteindraient en peu de temps.
La Mère est réputée cruelle, dévoratrice, mais sa bonté est infinie, puisqu'elle nous pond, nous choie, nous nourrit, nous berce, nous tue.
Si nous avons à faire un pont entre Elle et l'Autre, Quel qu'Il soit, c'est en nous plongeant en Elle, nous les graines : en lui livrant nos poumons intacts dans le cri primal, autre insupportable brûlure qu'Elle change en flot de délices, en lui abandonnant notre dépouille, en mangeant.
Les anciens de quelque partie du monde qu'ils soient bénissaient la nourriture car chaque repas est un mariage unique et renouvelé, un hommage à la Vie, à la Beauté, encensée sous des milliers de formes, aimée par la vue, l'odorat, le goût, l'ouie (craquant du biscuit, ruissellement des fluides), le toucher (velouté de la peau de pêche, croûte du pain, arêtes du sel). Par tous nos sens, elle nous attire, nous berce et nous séduit.
En échange, nous lui donnons notre reconnaissance, notre admiration, ce regard qu' Elle même ne peut pas porter sur Elle.
Manger, c'est l'Épouser, sortir les habits de noce. S'emplir d'elle, avec délicatesse ou gloutonnerie, qu'importe, avec le temps, tout s'apprend : M'en Gé.
Avant d'être m'en Gé.
Manger c'est mélanger la matière la plus noble issue des fumiers les plus noirs et les mêler à notre conscience qui n'est pas d'ici, l'informer.
C'est un acte d'amour. Un brassage infini.