• L'artiste à l'oeuvre

     

    L'artiste à l'oeuvre

     

    Autoportrait de Rembrandt, détail 

     

    L'un des problèmes principaux de l'artiste, c'est de définir, non pas une fois pour toutes, mais en permanence, la limite entre lui et son œuvre, ou, pour être plus exact, l'œuvre qui l'utilise pour venir au monde. 

    Car la théorie du mème, popularisée par Howard Bloom, s'applique à toute œuvre, et bien sûr particulièrement à l'œuvre originale - car à la fois universelle et forte d'une individualité exemplaire - sortie des mains d'un canal exceptionnel.

    La première difficulté, c'est de rester fécond et actif, alors que la genèse absorbe une partie notable de l'énergie vitale, et parfois immobilise, en une stase presque morbide, ou au contraire excite extraordinairement pour laisser après coup l'artiste flasque, vide et atone.

    La seconde, c'est de laisser paraître le bébé sans y laisser accrochées ses tripes, son cœur, et sans le préférer à ses autres bambins. De renoncer à la possession. 

    C'est plus difficile pour un peintre ou un sculpteur dont l'œuvre unique et physique s'éloignera sans retour, alors que pour l'écrivain, le photographe, - qui ne cèdent pas un manuscrit, un cliché, mais des droits à la reproduction-, le cinéaste, le musicien - une pellicule, une bande -, le duplicata est une condition d'existence sine qua non.

    La troisième, c'est de ne pas demeurer pendu à l'œuvre, si elle a rencontré le succès, comme une moule après son bouchot, de ne pas chercher à la reproduire indéfiniment mais au contraire de demeurer libre de toute inspiration, même la plus différente, quitte à essuyer ensuite l'insuccès durable ou définitif.

    C'est la raison pour laquelle l'éditeur, le producteur, le galeriste, tous les intermédiaires, s'ils ne sont pas parfaitement purs et amis, s'ils ne servent que des intérêts vénaux et immédiats, s'ils ne sont que des épiciers, ne peuvent que couper les ailes des artistes qu'ils sont censés promouvoir.

    Un exemple parmi d'autres : après le triomphe de "Le Sud", Nino Ferrer a essuyé mille misères, pour échapper à ses triomphes maudits et aux maisons de disques rapaces : Refaire inlassablement Le Sud, Mirza, Gaston, la Maison près de la fontaine.

    Pourquoi faire autre chose, coco, puisque ça marche ! Tu comprends vraiment rien au bizness...

    "Tu te rends compte, disait-il à Richard Benett, j'ai écrit, composé et produit près de deux cents chansons, et les gens n'en connaissent que trois. C'est comme un peintre prolifique dont on ne connaîtrait que trois tableaux, car tous les autres sont dans des coffres".

    Comme une voix qui crierait dans le désert, alors que des zombies sourds et aveugles se baladent avec leurs écouteurs en boucle ... 

    Moi, poète mineur, philosophe de poche, je vous parle de ça, parce que je vois bien, depuis mon petit vélo, comment ça marche, le succès, depuis quatre ou cinq ans que j'éjacule ma prose dans l'insatiable vagin du ouèbe.

    Un petit nombre de fidèles, avec des plus ou moins fidèles - mais aucun contrat ne nous lie, on revendique l'union libre - et parfois, parce que le thème ou la rédaction vont percuter un besoin ambiant - une faim frénétique -, un texte va valdinguer de droite à gauche d'un blog à l'autre, faire des échos, des entendus, des sous-entendus, des malentendus, peut-être.

    On en arrive à la quatrième difficulté de l'artiste : est-il jamais certain d'avoir été vraiment lu, entendu, vu, écouté, compris ?

    Certains le réduiront à leur taille et le traîneront devant leurs tribunaux de nains, d'autres l'amplifieront, lui feront estrade, cortège, en feront une bannière, chercheront à l'enrôler, l'appelleront à témoigner pour des causes crevées.

    Mais lui, l'artiste, que doit-il penser de tout ce cirque ? Est-il son œuvre ? Tout entier contenu dans telle ou telle partie de l'œuvre ?

    S'il crée pour être populaire, pour être aimé, mieux vaut pour tout le monde qu'il se taise et disparaisse.

    Mais un artiste peut-il crier son œuvre sans ce besoin obsédant d'être entendu et compris, sans la moindre restriction ?

    Tel est le paradoxe éternel, telle est la terrible question de celui qui crée.


  • Commentaires

    1
    pegasus3722
    Mardi 22 Avril 2014 à 11:38

    Notre condition d'être humain (philosophe, artiste ou autre revendication) si elle est considérée comme n'étant que l'outil de concrétisation de quelque chose de plus vaste et plus grand (absolut, infini), pourra et sera prise pour ce qu'elle est.

    Philosophie hindou, Gnostique...

    Une interprétation, concrétisation d'une partie de cette réalité (œuvre, mème) faite par le vécu de ce mental (artiste) déterminé par ce dit vécu.

    Et ainsi va/avance le/ce monde.

    Tout n'est qu'une question de point de vu.

    Si nous savons ce que nous somme, ce sera plus facile.

    Mais comme rien n'est facile ici-bas...

    En tout cas, merci de partager vos réflexions et vos lectures.

    2
    Mercredi 23 Avril 2014 à 01:06

    Merci pour ce texte. Je découvre votre site depuis peu. Il est désormais inclus dans mes favoris. Votre article sur la condition existentielle de l'artiste, face aux rapaces de tous poils, est bien vrai. Je suis moi-même artiste, et j'ai écrit un essai sur ce sujet. Comme un manifeste pour créateur, incluant le voyage intèrieur inérant à l'acte créateur. LE VOYAGE EPHEMERE, édité chez Edilivre. Au plaisir de vous lire. Très cordialement: Lou Florian

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    3
    Mercredi 23 Avril 2014 à 09:56

    Merci.

     

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